Du temps naturel au temps convulsif

« J’aime que le temps nous porte, et non qu’il nous entraîne. » 

Marguerite Yourcenar 

S’il y a un thème où existence humaine et perception du temps sont intimement liées, c’est bien celui du Temps et de l’Énergie. Quand nous parlons d’énergie, elle est considérée ici dans sa dimension d’énergie vitale, force indispensable à la vie au sens large et valable aussi bien pour l’être humain que dans le règne animal, végétal ou minéral.

Il était une fois… 

Un paysan en l’an 1200

Jacques s’est levé avec le soleil et comme chaque matin, il se rend sur son unique lopin de terre. Sa femme est déjà dans l’étable pour traire ses deux vaches et nourrir les quelques volailles. Dans quelques jours, elle se rendra au marché pour y vendre le lait et les œufs, ce qui constituera un supplément de revenu non négligeable. Il est vrai que tous les trois ans, il faut laisser la terre en jachère quelques saisons pour qu’elle reprenne des forces. Mais comme cette année, et par la grâce de Dieu, la récolte semble prometteuse, Jacques pourra nourrir correctement sa famille, avec ses cinq enfants et ses parents. 

Un agriculteur dans les années 2000

Yvan a hérité de la ferme de ses parents. Dans les années 1990, ceux-ci ont beaucoup investi dans des machines onéreuses pour étendre leur exploitation de plusieurs dizaines d’hectares et optimiser les rendements. Grâce aux insecticides et aux engrais phosphatés, tout pousse plus vite et peu de récoltes sont gâchées. Mais avec le temps, la terre s’est fatiguée : les récoltes sont de moins en moins bonnes, en quantité et en qualité. Yvan est épuisé. Et il y a un an, sa femme est tombée gravement malade.

Qu’est-ce qui a changé entre ces deux époques ?

Un temps cyclique : le temps « s’adapte » à l’énergie de l’homme et de la nature

Pour l’historien Moishe Postone, dans l’Antiquité comme dans l’Europe médiévale et jusqu’au xive siècle, on ne pensait pas le temps en termes de continuité. L’année était divisée qualitativement selon les saisons et le zodiaque (c’est-à-dire en fonction des mouvements des planètes).

Au quotidien, le lever et le coucher du soleil sont des repères suffisants pour organiser les activités. Il n’existe pas de moyens sophistiqués pour mesurer le temps : les horloges, montres et autres technologies verront progressivement le jour à partir du xive siècle. Pour certains métiers, le sablier suffit à mesurer le temps. Notre paysan vit au gré des saisons, du lever et coucher du soleil et doit s’adapter aux aléas climatiques. Sa survie dépend étroitement de l’énergie de la terre. 

Ce temps médiéval, nous pouvons le comparer à une passerelle reliant deux instants successifs. Le mouvement est naturel et le temps s’écoule de façon fluide. Les hommes et les femmes de ces époques sont moins, voire pas du tout, obsédés par le temps. L’écoulement du temps ne conditionne pas leur façon de travailler. À cette époque, les historiens estiment que l’Homme médiéval est actif environ cent cinquante jours par an.Les rythmes naturels sont respectés avec une énergie vitale préservée même si le travail est souvent rude, les conditions d’hygiène mauvaises et les risques de maladies plus importants.

La durée de vie est en effet beaucoup plus courte qu’aujourd’hui : à 50 ans, on est considéré comme un vieillard. L’énergie dépensée est surtout physique ; il existe donc un rapport étroit entre cette énergie dépensée et le temps qui est consacré aux travaux du jour.

On peut ainsi dire que jusqu’au xive siècle environ, le temps « s’adapte » à l’énergie de l’homme et de la nature.

Un temps linéaire : l’homme s’adapte au temps 

Toujours d’après Moishe Postone, « le temps compris comme une sorte de progression linéaire et mesuré par l’horloge et le calendrier a remplacé les conceptions cycliques du temps. […] La conception linéaire du temps est devenue progressivement dominante en Europe occidentale entre les xive et xviie siècles ». Le temps devient une dimension intangible, au même titre que l’espace. 

Avec le développement des techniques de production manufacturière à partir du xviiie siècle, les hommes cherchent à automatiser certaines tâches pour faire « gagner du temps » aux ouvriers. Ce gain de temps est aussitôt réinvesti dans d’autres activités, avec un souci constant de gain de productivité. Il devient primordial de savoir mesurer le temps : comme le dit l’adage, « le temps, c’est de l’argent ».

L’historien Lewis Mumford ira même jusqu’à dire que « la machine clé de l’âge industriel, ce n’est pas la machine à vapeur, c’est l’horloge ». 

Plus on mesure le temps, plus on cherche à le tronçonner et à l’optimiser. C’est le début d’une course à la rentabilité : toujours plus, toujours plus vite, toujours plus loin. L’aboutissement de cette logique de séquencement du temps, c’est le triomphe du consumérisme où l’énergie dépensée, qu’elle soit humaine ou tirée des ressources naturelles de la terre, compte moins que l’impératif de produire toujours plus vite, et dans des quantités de plus en plus importantes.

Le temps devient une dimension essentielle dans la vie de l’homme, qui se définit en fonction d’une suite d’événements soigneusement datés. On pourrait presque dire que, désormais, le sablier s’écoule en lui et non à côté de lui.

Au quotidien, nous vivons en permanence avec des deadlines. Nous travaillons moins d’heures (On est passé de journée de travail souvent supérieure à 15 heures au xviiie siècle à moins de 8 heures aujourd’hui), mais souvent sous pression, avec une multitude de tâches à mener simultanément. Si l’énergie physique est moins sollicitée qu’au Moyen Âge, car assistée par de nombreuses machines, notre énergie mentale se voit démultipliée. 

Curieux paradoxe, notre agriculteur du xxie siècle travaille toujours autant, sinon plus, mais il est en stress permanent. Il perd le sommeil quand il pense à son endettement. Il s’inquiète de la qualité de sa production et de sa terre qu’il use à force de pesticides et d’engrais. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui aimeraient retrouver un rythme plus naturel, plus respectueux de l’écosystème.

Le temps s’apparente ici à une suite de palissades à escalader coûte que coûte. La vie devient non seulement une course d’obstacles, mais aussi un parcours chronométré. 

L’énergie de l’homme doit s’adapter au rythme frénétique du temps linéaire

Fort logiquement, l’homme va chercher à optimiser son énergie vitale pour s’adapter aux changements de rythmes, à l’accélération, aux impératifs des délais, à l’obsession du temps perdu. Temps et productivité forment un couple interdépendant. Son énergie vitale devient captive du séquencement de son temps et est fragmentée par les urgences qui ponctuent son quotidien. Il ne respecte plus ses biorythmes naturels ni les fluctuations naturelles de son énergie vitale. On peut dire que, à l’image de la surexploitation des énergies fossiles, il brûle son énergie sans se soucier des limites. 

Un équilibre Temps-Énergie convulsif

Aujourd’hui, nous disposons d’innombrables moyens pour « profiter du temps ». Ce luxe n’est plus réservé à une élite. Pourtant, et c’est un paradoxe que ne rencontrent pas seulement les agriculteurs, mais chacun d’entre nous, nous sommes nombreux à utiliser notre énergie de façon frénétique, avec l’objectif obsessionnel de vouloir rentabiliser notre temps. Comme l’écrit fort joliment le médiéviste Georges Duby, nous sommes dans une approche « convulsive » du temps. Résultat, celui qui veut profiter de son temps obtient souvent l’effet contraire : plus il cherche à rentabiliser son temps, plus il s’enferme dans une spirale sans fin, et plus il voit le temps lui échapper ! 

Les incidences de ce déséquilibre sont au mieux un sentiment de passer à côté de notre vie, au pire la perte progressive de notre énergie vitale.

Conséquence de cette fuite en avant, la fatigue s’installe et peut s’accompagner d’émotions négatives, voire d’un affaiblissement de son élan vital. Certains se résignent et subissent le temps qui passe. D’autres poursuivent leur course jusqu’au précipice. 

Il existe bien sûr de nombreux remèdes, certains naturels et d’autres beaucoup moins, pour rester dans la course. Dans ce domaine, l’homme a toujours été d’une grande inventivité : méditation, cures de repos, assez récemment cure de déconnexion… mais aussi vitamines, produits dopants, drogues douces et dures… Tout est bon pour retrouver l’équilibre perdu. 

Comment (re)trouver l’équilibre pour que l’énergie se synchronise avec cette conception mécanique du temps ?

Il ne faut jamais perdre de vue que sans énergie vitale, il n’y a pas de vie sur la Terre, ni même dans l’Univers. Par conséquent, si nous épuisons cette énergie en la surexploitant, nous fragilisons notre propre humanité.

Pour autant, il n’est pas question, pour se libérer des carcans temporels, de revenir en arrière et de renoncer à tous les acquis du progrès scientifique et technologique, comme le suggèrent un certain nombre d’adeptes de la décroissance forcenée. La science a libéré l’Homme d’un grand nombre de fardeaux. Il lui appartient donc de garder ce qui l’aide à maintenir son énergie vitale au plus haut et de minimiser, voire d’éliminer, ce qui la menace. L’essentiel est de revenir à cette évidence : quelle que soit sa conception du temps, cyclique ou linéaire, l’Homme fait partie de la Nature et lui est consubstantiellement lié.

L’homme du xxie siècle doit retrouver l’équilibre entre son énergie vitale et le temps tel qu’il le vit. L’enjeu est de renouer avec le vivant, celui de son être intérieur et celui de son environnement, de sa planète Terre. L’Humain a de formidables capacités d’intelligences sensibles pour se relier à l’énergie de la Terre et vivre en pleine harmonie avec elle. 

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Retrouvez mon dernier article sur «  L’énergie spirituelle, une ressource d’avenir  »