Dirigeant : L’insuffisante prise en compte des facteurs de santé

Il se lève à 6 heures, encore fatigué après une nuit trop courte. Il avale un premier café et arrive au travail à 7h30 après avoir perdu qua- rante minutes dans les embouteillages. Il passe une heure à répondre à des mails en buvant deux autres cafés, puis enchaîne réunions et points avec des collaborateurs tout en répondant à dix appels télé- phoniques urgents.

La pause déjeuner est consacrée à un déjeuner d’affaires: notre dirigeant s’efforce de surveiller son alimentation et prend une salade et une eau minérale, mais il doit discuter d’un gros contrat tout en gardant un œil sur son smartphone.

Un café pour terminer le repas, et c’est reparti pour une après-midi de travail non- stop. Bien que passionné par son job, il est parfois trop fatigué pour se concentrer sur ses dossiers, ce qui lui fait perdre un temps pré- cieux. Il s’est inscrit à une salle de sport.

Ce soir, il va encore reporter sa séance pour boucler un dossier urgent. Il regagne le domicile familial à 21 heures. Le temps d’échanger quelques mots avec son épouse et ses enfants, il se replonge dans ses mails. Il se couche à minuit passé, mais il a du mal à trouver le sommeil. Trop de café, trop de tension nerveuse… Après des angines à répétition, son médecin lui a conseillé de lever le pied. Il a promis de le faire dans trois mois, quand il aura moins de boulot. Quand le réveil sonne à 6 heures le lendemain matin, il est épuisé.

Qui ne se reconnaît pas dans ce portrait de dirigeant? C’est devenu un lieu commun : dans un monde de plus en plus connecté et concurrentiel, le dirigeant d’entreprise doit être capable de réagir le plus rapidement possible. Il doit s’afficher au sommet de sa forme tant pour entraîner ses collaborateurs dans la voie qu’il a tracée que pour conquérir de nouvelles parts de marché. Aujourd’hui bien plus qu’hier, être dirigeant implique un investissement personnel à 100 %.

Il est tout aussi évident que la réalisation d’objectifs dans un environnement en constante évolution sup- pose une charge de travail de plus en plus lourde, et une réactivité perpétuelle qui épuise les ressources physiques et psychiques pour des résultats de plus en plus aléatoires. L’analogie avec le sport s’impose: être dirigeant aujourd’hui, c’est être un décathlonien, aussi performant dans les épreuves d’endurance que dans le sprint ou la course tactique. Plus haut, plus loin, plus fort, dit la devise olympique… mais jusqu’où ?

Un sportif de haut niveau lui-même aurait le plus grand mal à tenir un tel rythme. Alors pourquoi un dirigeant d’entreprise serait-il physiquement capable d’enchaîner de telles charges de travail sans accuser des baisses de performance ? La plupart assurent qu’ils en sont capables : 79 % des dirigeants se déclarent en bonne santé.

Mais les déclarations sont en contradiction avec ce qui est observé depuis plusieurs années par le CIEM2 dans le cadre des bilans de santé et par le Credit dans ses stages check-up de trois jours. Il existe un décalage important entre leurs perceptions et la réalité.

Même si les dirigeants se disent généralement attentifs à leur hygiène de vie et à leur alimentation, plus d’un sur quatre pense que sa santé s’est dégradée ces cinq dernières années, principalement à cause du stress lié aux problèmes de trésorerie, aux difficultés de vente, aux réorganisations et à l’instabilité globale du marché. Pourtant, seule une minorité (entre 7 % et 11 % des dirigeants selon leur statut) a été arrêtée par son médecin. « Ne pas se rendre au travail ? C’est impossible. »

N’est-il pas paradoxal que ces hommes et ces femmes s’imposent une charge de travail et une exigence de performances que des sportifs de haut niveau n’envisageraient même pas, sauf à mettre leur carrière en danger ? Et n’est-il pas encore plus étonnant de les voir repousser autant leurs limites physiques au point de menacer leur santé et aussi la pérennité de leur entreprise et/ou de leur situation professionnelle ?

Laurent Schmitt est un spécialiste de l’optimisation des facteurs de la performance. Il intervient aussi dans la formation des entraîneurs sportifs nationaux à l’Insep. Il a mis au point un programme d’évaluation de l’activité neurovégétative à partir de la mesure de la variabilité de la fréquence cardiaque, ce qui lui permet de suivre au jour le jour des sportifs de haut niveau et de personnaliser leur entraînement en fonction de leurs particularités physiologiques.

Il a appliqué ce protocole auprès de plus de mille sportifs dans des disciplines d’été et d’hiver et supervise à présent les entraîneurs qu’il a formés dans cette méthode. Pour lui, le constat est clair : « La performance est indissociable d’un bon équilibre de santé. »

Cet équilibre s’obtient à plusieurs niveaux: charges d’entraînement, personnalisation des exercices, temps de récupération, alimentation, travail sur le mental… Il insiste sur un point : la fatigue n’est pas forcément un facteur négatif. «Il existe une fatigue transitoire, résultant d’une progression des capacités physiologiques, qui nécessite quelques heures, voire quelques jours, de récupération, et la fatigue de surentraînement, qui répond à un processus de mauvaise adaptation et nécessite parfois des mois de récupération.

Ce surentraînement peut provoquer une baisse des capacités physiologiques, des temps de récupération de plus en plus longs qui auront un impact sur le suivi de l’entraînement et donc sur le niveau des performances, des blessures à répétition, et peut déboucher le cas échéant sur l’interruption de la carrière de l’athlète. ». Quand on esquisse le parallèle avec les dirigeants d’entre- prise, on se rend compte que les mêmes effets produisent les mêmes causes, et que le respect de certaines règles d’hygiène de vie est garant d’un niveau soutenu de performance.

Dans leur grande majorité, les dirigeants travaillent beaucoup : un sur trois travaille au moins 50 heures par semaine, et un sur cinq dépasse les 60 heures. Mais de même que le surentraînement est contre-productif à long terme, un chef d’entreprise qui enchaîne des journées de 10, voire 12 heures de travail verra son niveau de performance plafonner, voire chuter au fil des mois.

S’il ne respecte pas des temps de repos fréquents, il risque d’entraîner son organisme au-delà de ses limites physiques. D’ailleurs, seuls 38 % des dirigeants déclarent qu’ils sont capables de continuer sur ce même rythme pendant dix ans. «Je me levais vers 6heures. Je prenais un petit déjeuner en savourant ce moment, et j’arrivais à 8 heures au bureau. Quand à 19 heures ça se calmait, c’était le moment où je pouvais commencer à bosser. Et il était parfois 22 heures avant que je me rende compte qu’il était 22 heures ! Souvent, je me remettais à travailler après le dîner, souvent jusqu’à minuit, et souvent une partie du week-end. Ça a duré trois ans.

Mais un matin, j’ai collapsé physiquement: je ne pouvais plus bouger. Ce qui ne m’empêchait pas de continuer à travailler à distance. » . Un rythme de travail effréné peut déboucher sur des problèmes de santé récurrents, des états de fatigue plus ou moins prononcés allant jusqu’à des situations chroniques sévères, comme le burn-out qui est un état d’épuisement énergétique à la fois physiologique et psychologique. Les états de fatigue extrêmes peuvent conduire à la dépression, au suicide, à des accidents cardiaques et vasculaires cérébraux.

Laurent Schmitt souligne cependant un point: « Se reposer ne veut pas systématiquement dire stopper ses activités. C’est vrai pour un sportif, c’est essentiel pour un dirigeant. On peut tout à fait récupérer en rééquilibrant avec de l’activité physique, une alimentation équilibrée ou complémentée, des thérapies corporelles… »

Une pratique sportive régulière permet ainsi de maintenir un bon état de santé global, tant au niveau du tonus physique que du développement des capacités mentales. Pourtant, le dirigeant a tendance à supprimer toute activité physique lorsqu’il est débordé. « Quand je fais un footing tous les matins, je me sens plus détendu. Et pourtant, en période de forte tension, je ne prends pas ce temps pour moi. »

Le risque d’emballement est d’autant plus grand que les nouvelles technologies permettent de travailler partout et à toute heure. Selon la personnalité de l’utilisateur, celles- ci peuvent faciliter le quotidien ou, de façon paradoxale, se révéler invasives. Là où le sportif peut déconnecter, le dirigeant peut à tout moment reprendre le travail, d’où la nécessité de se ménager des pauses dans la journée et de respecter des jours de repos total. Les techniques de relaxation constituent un bon moyen de réguler les charges de travail, mais l’enquête Malakoff Médéric tend à prouver que les solutions d’urgence sont privilégiées par rapport à des solutions de prévention.

Un deuxième point essentiel concerne l’hygiène de vie, en particulier l’alimentation et le sommeil. La question de l’alimentation ne fait plus débat chez les sportifs de haut niveau, pour qui la diététique fait partie intégrante du pro- gramme d’entraînement. Les pratiques des dirigeants d’entreprise sont loin d’être exemplaires en la matière : sandwich avalé devant l’écran, plateau-repas expédié en réunion, repas d’affaires fréquents, dépendance au café. Un dirigeant sur trois serait en surpoids. « À table, je suppose que je compense avec une avidité accrue face à des peurs assez classiques chez le dirigeant: perdre un client, plomber sa boîte… » Un régime alimentaire trop riche et trop déséquilibré peut constituer un obstacle à la performance, en raison de problèmes de digestion, mais aussi en termes de sommeil (l’estomac est un des centres du système nerveux). Un repas trop copieux ou un excès régulier de caféine peuvent déboucher sur des problèmes de sommeil, avec tout ce que cela implique en termes de récupération.

Les chiffres divergent selon les études : entre 30 % et 57 % des dirigeants1 font part d’un déficit de sommeil, et 18% d’entre eux souffrent régulièrement de troubles de sommeil. Les dirigeants sont soumis à une telle tension, parfois aggravée par les effets du décalage horaire, que leur sommeil sera de moins en moins réparateur. Ce déficit en termes de récupération peut également exacerber l’anxiété et le stress. Ces facteurs sont eux aussi des freins pour une performance à long terme, d’où la nécessité de se ménager des « sas de décompression ».

L’un des principaux paradoxes du dirigeant est qu’il ne s’arrête pas ou peu de travailler, même quand sa santé se dégrade ou qu’une maladie nécessiterait une attention plus soutenue (maladie chronique, cancer, infarctus…). De façon générale, les dirigeants ne prêtent pas suffisamment d’attention à leur santé, alors que le sportif de haut niveau est suivi médicalement. «Chaque athlète est unique, explique Laurent Schmitt. Il a des caractéristiques physiologiques qui lui sont propres, et dont l’entraîneur doit tenir compte dans les programmes d’entraînement. Selon les morphologies, un exercice qui sera bon pour l’un sera contreproductif pour l’autre. »

Les dirigeants n’ont pas la chance d’avoir un coach en permanence à leur disposition: d’où la nécessité d’une meilleure prévention. Un check-up santé régulier est un moyen simple et efficace de corriger les carences ou les excès éventuels. Trop de dirigeants, qu’ils soient salariés de grands comptes ou chefs d’entreprise, négligent d’écouter les signaux que leur envoie leur corps. «Je tombe dans l’escalier. Je me pète le pied. Je dis : ce n’est pas grave, je vais quand même aller courir. » Certains compensent par l’usage d’excitants ou de somnifères, ou par de l’automédication qui peut se révéler nuisible. D’autres sont tellement surchargés de travail qu’ils sont même incapables d’entendre ces signaux. « On travaille tout le temps, cela entraîne de l’excitation, de la fatigue et cela peut aller jusqu’à de la lassitude.

La lassitude, c’est quand je subis sans retirer de la satisfaction. En fin d’année dernière, cela m’est arrivé. Je peux décrire cela comme quelqu’un qui reçoit des décharges électriques et qui ne réagit plus. Mes accus étaient vides et j’ai senti qu’il fallait que je stoppe tout, ce que j’ai fait pendant une semaine entière.» L’étape sui- vante, c’est le burn-out, collapsus physique et émotionnel: l’athlète a brûlé toute son énergie.

À la lumière de cet exemple, on comprend que le versant psychologique de la charge de travail est intrinsèquement lié à son versant physique. Cela est lié aux conditions mêmes dans lesquelles le dirigeant effectue son activité professionnelle. « Le sportif s’entraîne beaucoup pour une seule course, tandis que le dirigeant court tout le temps dans la vraie compétition.» Pour le sportif, la distinction entre entraînement et compétition est nette, bien délimitée dans le temps.

Pour un dirigeant, la compétition est permanente et, s’il ne décide pas lui-même de se ménager des temps de pause, il peut être happé dans une compétition sans fin avec des seuils de performance impossibles à maintenir sur le moyen ou le long terme. Ce sentiment d’urgence, cette recherche de la performance à tout prix qui peuvent aussi avoir un impact non négligeable sur la vie personnelle sont susceptibles d’entraîner de graves dysfonctionnements en termes de santé, avec un impact non négligeable sur l’activité professionnelle. Celui-ci peut être encore plus important pour les dirigeants en fin de carrière qui refusent de déléguer ou de «passer la main». Plutôt que de prendre du recul, de devenir entraîneurs à leur tour, ils s’accrochent à tout prix au risque de faire «la compétition de trop». Là encore, un bon accompagnement psychologique et un bon équilibre physiologique permettent au dirigeant d’y voir clair, de prendre la bonne décision.

Ce qui « soutient » la plupart de ces dirigeants, c’est le sentiment de liberté que procure leur activité professionnelle, notamment quand ils sont chefs d’entreprise : ce sont eux qui dictent leur rythme à leur boîte, ils ont le sentiment d’être créatifs et de maîtriser leur vie, ce qui est un atout précieux : pour la majorité (plus de 90 %), l’épanouissement vient de la pratique du métier qu’ils aiment, de la fierté vis- à-vis de leur création et de la latitude décisionnelle.

Il n’en reste pas moins que l’environnement professionnel se caractérise par une concurrence accrue et une exigence de réactivité permanente. La tension que cet environnement suppose, couplée à des charges de travail trop importantes et à une mauvaise hygiène de vie, sont des facteurs de mal-être physique préjudiciables à la performance. La prévention des risques liés au surtravail est d’autant plus nécessaire pour des dirigeants tellement investis dans leur tâche qu’ils risquent d’oublier qu’ils sont aussi, et avant tout, des êtres humains pour qui la santé est le préalable indispensable à la réussite.

Des charges de travail trop importantes sans périodes de repos sont contre-productives.

Se reposer ne veut pas dire stopper ses activités.

Le respect de certaines règles d’hygiène de vie (alimentation, sommeil, activité physique…) est garant d’un niveau de performance durable.

Une pratique sportive régulière permet de maintenir un bon état de santé global tant au niveau du tonus physique que du développement des capacités mentales.

Un check-up santé régulier est un moyen simple et efficace de corriger les carences ou les excès éventuels.

Des mesures de prévention limitent les problèmes de santé graves et récurrents.

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