Pouvoir généreux et bonheur partagé

« Le bonheur est né de l’altruisme et le malheur de l’égoïsme. »

Le Bouddha Siddharta Gautama

DU BONHEUR

Le bonheur est régulièrement à l’affiche depuis plusieurs années: en gros titre dans les magazines, sur la couverture des livres de développement personnel, et même au sein des entreprises avec la création des Chief Happiness Officer. Mais qu’est-ce que le bonheur ?

Le bonheur peut être décrit comme un état d’être très personnel dont la description varie d’une sensibilité à l’autre. Françoise Dolto l’a évoqué en termes magnifiques : « Et au milieu de tout ça, l’évidence du bonheur qui surgit, par surprise parfois, avec en embuscade la joie pure, irrationnelle et sauvage, dans ces moments de grâce où, malgré tout, le beau et le bon vous traversent, vous renforcent, vous ouvrent les sens. »

Cet état de bonheur, nous le poursuivons tous. Bien sûr, il dépend de conditions objectives: manger à sa faim, être en bonne santé, vivre en sécurité dans son environnement, être entouré de gens qui nous aiment et que nous aimons. Mais il y a aussi des conditions subjectives: il faut être dans des dispositions favorables. On peut crouler sous les richesses mais être insatisfait, et parfois même malheureux. On peut aussi, à l’instar de Siddhartha (Bouddha), se dépouiller de tous ses biens et connaître le bonheur en devenant un simple passeur d’eau. Que manquait-il alors à Siddhartha pour être heureux ?

RELATION POUVOIR-BONHEUR

On comprend que le bonheur ne va pas toujours de soi. Dès lors nous est-il possible de créer le bonheur ? Rien de plus tentant en effet que de chercher à le vivre à volonté. Si tel est le cas, c’est que nous avons le pouvoir de l’atteindre. Il y a donc dans cette quête un lien entre bonheur et pouvoir.

Pour comprendre comment atteindre le bonheur, il est important tout d’abord de le distinguer de la satisfaction. La satisfaction est un état de contentement qui résulte de l’atteinte d’un objectif. Mais comme un spécialiste du 110 mètres haies, on peut courir d’une satisfaction à l’autre sans jamais être heureux. On peut en avoir l’illusion, mais interdiction de s’arrêter : la logique de la satisfaction a horreur du vide.

Par conséquent, le bonheur n’est pas uniquement le résultat d’une course d’obstacles. D’un autre côté, il n’est pas non plus une attente passive: ceux qui attendent le bonheur l’attendront encore longtemps. Qui dit bonheur dit action, donc pouvoir d’agir.

Quel que soit le contexte, personnel ou professionnel, un minimum de pouvoir est nécessaire pour s’épanouir, ce qui implique de disposer d’une certaine marge de manœuvre. Celle-ci est fondamentale car elle permet non seulement d’atteindre ses objectifs mais aussi de trouver du sens à ce que l’on fait, condition nécessaire (mais pas suffisante) pour être heureux.

Cette situation de tension permanente rejaillit sur l’entourage personnel et/ ou professionnel, étant entendu que cette quête de pouvoir implique en général des rapports de force avec ceux qui sont de facto soumis à ce pouvoir.

Une des postures possibles pour développer et conserver son «capital pouvoir» est de se conformer, c’est-à-dire d’adopter les codes de l’entreprise, du groupe, de la culture auxquels on appartient, même si ceux-ci vont à l’encontre de ses valeurs. Le risque est ici de rester dans une relation de pouvoir très « factice », qui certes peut permettre d’atteindre ses objectifs et obtenir des satisfactions, sans pour autant atteindre le bonheur.

DE L’EXERCICE DU POUVOIR

Concentrons-nous maintenant sur l’exercice du pouvoir. La question est de savoir si certaines formes de pouvoir ont un impact sur notre quête du bonheur, pour soi mais aussi pour les autres.

Il existe une forme de pouvoir très influencée par l’ego. Ce pouvoir va souvent s’exprimer de façon compulsive, à la recherche constante de nouvelles satisfactions, l’une chassant l’autre. Cette quête incessante est guidée par une forme de démesure, d’avidité jamais rassasiée nommée également hubris. Chaque satisfaction ouvrira logiquement la porte à une nouvelle insatisfaction qu’il faudra combler. Cette situation de tension permanente rejaillit sur l’entourage personnel et/ou professionnel. Étant entendu que cette quête de pouvoir implique en général des rapports de force avec ceux qui sont de facto soumis à ce pouvoir. Chacun réagira à sa façon : fuir, subir, se rebeller… Quelle que soit la réaction, elle peut difficilement s’accompagner d’un sentiment de joie et de confiance propice au bonheur.

Même si la cause est noble, lorsque le bonheur est imposé et non proposé, il devient une contrainte et non une voie vers l’épanouissement. Cette réflexion irrigue le célèbre roman de Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien116. Dans cette autobiographie fictive, l’empereur romain Hadrien ne cesse de se poser la question du rapport entre pouvoir personnel et bonheur, aussi bien collectif qu’individuel. Le risque auquel est confronté cet homme qui règne sur un empire gigantesque est de confondre pouvoir et coercition et de « céder à la tentation de croire qu’on séduit, là où on s’impose ». Si la personne sur qui s’exerce le pouvoir ne possède plus les marges de manœuvre nécessaires pour accepter les décisions du dirigeant, il n’y a plus adhésion mais soumission.

Pourtant le pouvoir n’est pas mauvais en soi : c’est la façon de l’activer qui va déterminer les conditions nécessaires au bonheur. Ordonner à quelqu’un d’être heureux, c’est le priver à coup sûr de cet état si désirable : l’injonction enferme, la conjonction ouvre des perspectives.

Lorsqu’il prend conscience de son pouvoir personnel et qu’il privilégie la coopération plutôt que la coercition, celui qui dirige n’a plus besoin de forcer son pouvoir ni de l’imposer aux autres : on entre dans une zone de confiance mutuelle et de coopération librement assumées.

Cette posture implique d’abord d’apprendre à se connaître et accepter la vie telle qu’elle vient avec ses moments de joie, qu’on gagne à savourer, mais aussi avec ses peines. Épictète, philosophe stoïcien grec, a résumé cette question en une formule aussi simple que limpide : « Il y a ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous ».

En d’autres termes, il y a ce sur quoi on peut agir et ce sur quoi on ne peut pas agir. Le bonheur de l’homme dépend de sa façon à déterminer jusqu’où il peut agir pour construire son bonheur, et ce dont il doit s’accommoder pour ne pas le perdre. Le bonheur cesse d’être une quête pour devenir une ouverture d’esprit, un rapport au monde qui permet à chacun de le vivre quand il se présente.

DU POUVOIR GÉNÉREUX

La tentation pourrait alors être de s’isoler dans son petit bonheur personnel : « Je prends la vie comme elle vient et que les autres se débrouillent avec ça ». C’est méconnaître une des caractéristiques les plus étonnantes du bonheur: son pouvoir d’entraînement. Être bien avec soi-même, connaître ses besoins et ses désirs, devrait constituer des conditions qui favorisent l’empathie avec autrui. Les membres d’un groupe ont davantage à gagner en s’entraidant qu’en se cantonnant chacun dans leur bonheur individuel. C’est sans doute ce que le monde contemporain, obsédé par la règle de l’objectif à court terme, a perdu de vue : le bonheur est plus qu’une addition de satisfactions, c’est un état d’être avec soi et avec les autres, en toute générosité. Et cet état d’être aura d’autant plus de chances de s’épanouir qu’on élargira sans cesse les marges de manœuvre de chacun.

Il est clair que certaines personnes ont plus de pouvoir que d’autres. Ces leaders ont des compétences et une position qui leur permettent d’organiser l’action dans un objectif de satisfaction à court terme mais surtout, pour que leur action soit efficace dans le temps, avec une aspiration de bonheur collectif.

Bonheur et pouvoir sont intimement liés par une relation complexe et dynamique : le bonheur se vit et se construit simultanément. Il ne se décrète pas, il s’épanouit quand les circonstances s’y prêtent. Voilà pourquoi il appartient aux leaders d’aujourd’hui d’y porter une grande attention : tel l’empereur Hadrien, ils ont pour mission d’organiser l’action du groupe sans oublier que le vrai leader est celui qui est accepté et reconnu comme tel. C’est à cette condition que le pouvoir est efficace et le bonheur possible.

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